« Si nous étudions le processus pendant qu’il nous frappe et ce que nous pouvons y faire, nous pourrons alors nous en sortir » Marshall McLuhan, cité par Anne Alombert (De la bêtise artificielle, p.30)
Ce que l’on fait avec ce livret
Faire de l’IA un sujet de réflexion commun
« L’IA existe, il va falloir apprendre à bien l’utiliser ». Tel est le discours dominant depuis l’émergence des grands modèles de langage, des logiciels de génération d’images, de musiques et de vidéos.
Nous partons de l’hypothèse selon laquelle c’est le déficit de culture numérique qui produit à la fois le sentiment de fascination et d’écrasement face aux IA. Par « déficit de culture numérique », nous entendons le manque d’espace de discussion collective (que ce soit entre les travailleurs d’une équipe — qui a envie de prendre le temps de penser des problèmes informatiques dans le cadre professionnel ? — dans le cadre familial entre les jeunes et les adultes, etc.), le manque d’intérêt et d’attention que nous portons à nos usages quotidiens de ces technologies et à ce que celles-ci nous font, comment elles nous affectent, ce qu’elles nous font faire quand on y regarde attentivement (par exemple, des comportements compulsifs), ainsi que l’absence d’échange sur nos (non-)usages respectifs.
Ce déficit de culture n’est pas neuf, il s’inscrit dans une histoire où nous délaissons depuis longtemps la réflexion autour de nos choix médiatiques. Développer une culture autour de l’IA nécessitera de s’interroger aussi plus largement sur les technologies de l’information et de la communication dans laquelle l’émergence de l’IA s’inscrit.
Plusieurs conditions sont nécessaires pour faire de l’IA un sujet de réflexion commun. Il s’agira d’abord de créer des espaces de discussion collective pour sortir d’un rapport individuel à l’IA. Il est en effet important d’en parler ensemble, car l’IA (et de manière générale, les technologies de l’information et de la communication) structurent nos manières d’échanger des informations et de penser.
Transformer les technologies de l’information et de la communication comme c’est le cas aujourd’hui (et comme cela a été le cas maintes fois dans l’histoire de l’humanité avec l’émergence de l’écriture, de l’imprimerie, des médias de masse, des moteurs de recherche, des réseaux sociaux…), c’est toucher directement à nos manières de réfléchir, d’agir et d’être en relation les unes1 aux autres.
Ce livret est conçu pour mettre en commun les expériences individuelles et singulières des IA, en observant comment ces expériences s’ancrent dans une histoire (personnelle et collective), en se rendant attentifs aux différences entre elles afin de se donner des repères.
Une seconde condition est nécessaire pour entrer dans la réflexion : parvenir à penser ce qui nous arrive à l’aide de termes autres que ceux qui résonnent actuellement dans l’espace public et médiatique.
Alors que les technologies de l’information et de la communication prennent tant de place dans nos vies, nous nous y intéressons en général sous un angle très particulier, celui du « bon usage », de « ce qu’il faut faire » avec les machines. Cette perspective restreinte finit par occuper tout l’espace, au détriment d’autres dimensions de l’existence de ces machines. Elle est en outre un obstacle à l’examen minutieux de ce que nous faisons réellement avec elles.
Nous proposons plusieurs portes d’entrée dans le livret pour essayer à chaque fois d’opérer des décalages par rapport à la manière habituelle de s’interroger sur l’IA. Ces décalages passent parfois par l’introduction de concepts qui servent à nous mettre en action ou à nous placer dans une certaine perspective.
Note
Réfléchir à partir de nouveaux concepts peut provoquer un sentiment d’inattendu, avec tout ce que cela peut comporter de curieux mais aussi d’inconfortable. Ces concepts sont cependant nécessaires pour entrer dans les propositions d’ateliers et de questionnement.
Le livret vise à acquérir collectivement de la culture numérique afin de ne pas subir ce qui s’imposerait à nous sans discussion. Ceci suppose non seulement que son usage soit discutable, mais aussi que son existence et ses conditions d’existence le soient également.
La parole des « anti-IA » est tout aussi nécessaire que celle de celles qui l’utilisent quotidiennement. Nous partirons de là où chacun en est dans sa réflexion. Aucun prérequis, connaissance technique ou usage préalable n’est nécessaire pour aborder les réflexions proposées ici. Chacune part de son expérience de l’IA, quelle qu’elle soit.
Même si nous n’avons jamais utilisé l’IA, nous en avons entendu parler et celle-ci transforme déjà le monde dans lequel nous vivons. Le livret est conçu pour que des personnes de niveaux de connaissance technique différents puissent entrer en dialogue « à égalité ». Chacun pourra s’adresser les questions posées.
Il faudra néanmoins veiller à se prémunir contre les risques d’écrasement qu’entraîne toute connaissance répartie de manière inégale au sein d’un groupe : ce qu’on sait techniquement de nos machines ne doit jamais dicter ce qu’il faut en faire.
Comment on le fait
Mettre des mots
Le livret n’est pas une recette à appliquer pour obtenir un résultat prédéfini. Il ne s’agit donc pas d’une méthode toute faite ou d’un dispositif clé en main à appliquer à la lettre et qui automatiquement corrigerait nos cultures numériques déficientes. Bien plutôt il mobilise des moyens pour plonger dans et partir des situations réelles des personnes qui se réunissent.
Plusieurs modalités sont proposées pour y parvenir, modalités dont le trait commun est de mettre des mots sur nos expériences respectives de l’IA :
- Décrire et observer : Alors que les spéculations sur l’avenir foisonnent dans l’espace public, il s’agira plutôt de se concentrer sur ce qui est déjà là, sur ce que nous faisons vraiment de l’IA, ainsi que sur ce que l’IA nous fait vraiment en retour. Le livret vise à soutenir un effort d’observation et de description de l’environnement médiatique et numérique qui est le nôtre au moment de l’atelier.
- Raconter : Ce qui se passe pour nous ici et maintenant avec l’IA est le fruit de notre histoire singulière et collective passée. Raconter des anecdotes (de nous ou de nos proches) de ce qui nous est arrivé avec l’IA, des rumeurs qui circulent à son sujet, etc, sont un moyen de la contextualiser dans une histoire (personnelle et collective).
- Imaginer : Si les affects sont puissants au sujet de l’IA, c’est probablement parce que nous touchons à une corde sensible de notre imaginaire collectif. La figure de la machine qui prend vie apparaît dans des productions culturelles (films, romans, dessins animés, mythes, etc.) qui structurent nos imaginaires. C’est là une manière dont nos sociétés traitent d’un enjeu anthropologique « essentiel »2 ou au moins « essentialisant » : savoir distinguer ce qui est humain et ce qui ne l’est pas.
- Connaître : La connaissance technique pouvant en rebuter plus d’un, nous avons porté une attention particulière à la façon d’exposer la connaissance technique.
En effet, nous voulons éviter autant que possible l’idée selon laquelle la seule connaissance technique suffirait à combler notre déficit de culture technique et à répondre à nos interrogations. Pour cela, en premier lieu, nous nous interrogerons collectivement sur ce que nous souhaitons savoir de ces machines. Pour répondre à notre curiosité légitime, on trouvera, en annexe, une série de textes à caractère informatif : l’histoire des techniques, de l’IA, leur fonctionnement, etc. Le but n’est pas de fournir une connaissance exhaustive des sujet en question, mais de les contextualiser historiquement, socialement et techniquement.
Le livret entend donc stimuler la construction et l’acquisition d’une connaissance située, c’est-à-dire qui part de et intègre nos intérêts et affects. Dans la même logique que le reste du livret, cette annexe peut être abordée dans n’importe quel ordre et à n’importe quel moment. On retrouvera l’annexe en ligne sous la forme d’un wiki à l’adresse suivante : https://ai.numethic.education.
Chacune de ces modalités d’explicitation — de « mise en mots » — est expérimentée dans des ateliers grâce auxquels un groupe peut se mettre au travail. Chaque atelier, dont les enjeux sont présentés au préalable, propose une manière (parmi d’autres possibles) de se rassembler pour se poser des questions situées (à un moment donné, avec les personnes qui sont là). Les lectrices sont invitées à s’approprier les propositions, à les retravailler pour qu’elles soient les plus adaptées à leur contexte. Des variantes des ateliers sont proposées dans cette optique.
Les ateliers sont conçus pour aider (chacun et/ou au sein d’un collectif) à développer une culture numérique afin d’identifier ce dont il serait important de discuter alors que cela ne nous apparaissait pas jusqu’ici. Les questions posées dans les ateliers de discussions méritent qu’on y revienne, peut-être même qu’on se les pose de manière répétée, précisément parce que les réponses ne sont pas données une fois pour toutes. On pense généralement que, quand il faut parler de quelque chose, c’est pour « régler le problème », pour « trouver la solution », en espérant qu’une discussion puisse suffire (« ça, on en a déjà parlé », comme si on pouvait alors rayer la thématique pour de bon). Or certaines questions peuvent être plus intéressantes par les problèmes qu’elles soulèvent que par les réponses apportées ponctuellement.
À qui le livret s’adresse
À toute citoyenne
Le livret a été conçu pour rassembler des personnes autour des transformations qu’opèrent les IA dans leur existence. Cette dimension collective est essentielle car c’est elle qui permet d’observer les écarts entre nos pratiques, nos affects, nos habitudes, afin de les interroger et de tirer parti de ces différences. Ce qui importe au moment de constituer les groupes, c’est le désir de s’intéresser ensemble aux transformations que les IA opèrent dans nos métiers et nos vies, quel que soit notre positionnement initial par rapport à elles. Nous pouvons détester l’IA, en avoir peur, mais également avoir envie d’en discuter avec d’autres.
Les groupes peuvent être déjà constitués (par exemple, une équipe de travailleurs d’une association qui souhaiterait traiter du sujet) ou se constituer au moment de travailler autour du livret (par exemple, à l’occasion d’une animation au sein d’un Espace Public Numérique).
Afin de toucher des publics le plus largement possible, des variations sont proposées au moment de présenter les ateliers afin de pouvoir s’adapter à différents contextes3.
Qu’est-ce que ça fait de travailler avec le livret
Si ce livret n’est pas une recette, cela signifie qu’il n’y a pas un résultat connu d’avance.
Les effets que nous pouvons attendre d’une culture numérique plus solide sont multiples :
- nous sentir moins écrasés par l’IA
- avoir le sentiment d’être plus libres par rapport aux discours ambiants
- augmenter la capacité et l’envie d’entrer en dialogue avec des personnes qui ont une position différente de la nôtre sur l’IA
- observer avec davantage de finesse la multiplicité et la complexité des questions qui se posent dans notre environnement médiatique actuel
- transformer nos (non-)usages de l’IA
- savoir donner des raisons qui nous poussent à agir de la sorte
- transformer collectivement nos pratiques pour qu’elles servent nos intérêts ou au moins ne nous portent pas préjudice
- retrouver de la puissance d’agir collectivement
- …
L’attention aux effets produits par le livret est importante, c’est ainsi seulement que nous pourrons mesurer ce que pourrait signifier « éduquer au numérique ».
Présentation des chapitres
Le livret est structuré en quatre chapitres. Bien qu’absolument non contraignant, l’ordre des chapitres a été pensé pour faciliter une prise en main progressive des ateliers et questionnements. En effet, les sentiments d’écrasement et de fascination nous poussent à l’urgence d’une réponse à laquelle nous essayons de résister. Ce temps de suspens est indispensable pour éviter de passer à côté de quelque chose d’intéressant qui nous implique et qui pourrait nous donner un levier d’action.
Le premier chapitre précise notre imaginaire vis-à-vis des IA, dans la culture en général et dans la culture audiovisuelle en particulier. Quelles histoires nous racontons-nous vis-à-vis des machines et autres robots ? Quelles tensions ces histoires mettent-elles en scène entre les êtres humains et les machines ? Qu’est-ce qui inquiète dans ces mises en scène ? Qu’est-ce que les robots, androïdes et autres cyborgs viennent ébranler dans nos imaginaires ?
Dans le deuxième chapitre, nous menons une enquête sur nos pratiques médiatiques actuelles: chercher des informations, les synthétiser, en garder une mémoire, etc. Nous prenons le temps de les observer et de les décrire, d’examiner les différences entre nos pratiques respectives. Alors que nous avons en général tendance à nous demander quelles pratiques nous « devrions » adopter, nous revenons à une dimension souvent négligée : ce que nous faisons effectivement déjà maintenant, et ce que cela nous fait. Nous discutons également de comment l’émergence des logiciels d’intelligence artificielle vient bousculer et modifier nos pratiques actuelles.
Dans le troisième chapitre, nous entrons dans le monde des objets techniques (les logiciels d’intelligence artificielle mais également le matériel et les infrastructures nécessaires à leur fonctionnement). De quoi ces objets techniques ont-ils besoin pour exister, pour fonctionner ? En termes de ressources naturelles ? De travail ? À quelles contraintes (chimiques, physiques, mathématiques, techniques) les concepteurs font-ils face au moment d’inventer une machine ? Ces questions servent également à observer notre rapport habituel aux objets techniques : prenons-nous le temps de nous intéresser à leur fonctionnement ? Ou au contraire, les considérons-nous en général comme des purs moyens nécessaires à la poursuite des fins qui sont les nôtres ? Et qu’est-ce que cela change de prendre le temps de s’arrêter et de nous y intéresser ? Qu’est-ce qui attise notre curiosité ? Qu’est-ce que nous gagnons à nous intéresser aux machines ?
L’annexe informative qui accompagne le livret donne certains éléments informatifs et historiques qui soutiendront notre curiosité aiguisée.
Après avoir observé le fonctionnement des machines, le dernier chapitre aborde les valeurs véhiculées par les IA. Ces valeurs dépendent des contraintes techniques avec lesquelles les concepteurs doivent composer, du contexte social, des choix économiques, de la politique culturelle, des systèmes juridiques, etc. Chacune réagit de manière singulière à l’émergence des logiciels d’intelligence artificielle en fonction de ce qui importe dans son existence. Ou, plus précisément, dans les différentes dimensions de son existence : vie familiale, professionnelle, loisirs, vie affective et intime, etc. Nous explorons dans ce chapitre d’une part les endroits où les logiciels d’intelligence artificielle tendent à nous emmener. D’autre part, nous examinons la manière dont l’émergence de ces logiciels nous mettent en tension les uns avec les autres, individuellement et collectivement, au sein des communautés auxquelles nous appartenons.
Footnotes
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Ce livret a été rédigé sans appliquer la règle du masculin qui l’emporte sur le féminin. Le féminin et le masculin sont utilisés l’un pour l’autre de manière aléatoire. ↩
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Le caractère « essentiel » de la distinction de l’homme par rapport à d’autres êtres, notamment les êtres vivants, est remis en question aujourd’hui. Pourquoi tient-on à cette distinction ? À quoi sert-elle ? Dans le contexte des crises écologiques, cette distinction entre l’homme et le reste des vivants montre plutôt ses limites. Ce qui est certain, c’est que cette distinction est « essentialisante » puisqu’elle vise à déterminer quelle est l’essence de l’homme. ↩
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Avant d’être publié, le livret a été testé avec des travailleurs de l’associatif et des collectifs constitués dans des Espaces Publics Numériques de la Fédération Wallonie Bruxelles. Il est donc en partie conçu à partir des expériences menées avec ces publics spécifiques. Qu’ils en soient remerciés. ↩