« Je veux être un vrai petit garçon. » – Conte de Pinocchio
« Tu n’es pas un vrai petit garçon. » – Extrait du film Artificial intelligence : AI de Steven Spielberg sorti en 2001. La mère s’exprime à son « fils » artificiel1.
Contexte du chapitre
« Intelligence artificielle », telle est l’expression qui résonne depuis quelque temps dans l’espace public et médiatique pour désigner de façon générique (et peut-être floue) des nouvelles technologiques qui ont émergé : grands modèles de langage, logiciels de génération d’images, de musiques et de contenus audio-visuels. Pour un technicien ou un ingénieur, ce vocable, « intelligence artificielle », est utilisé à tort et à travers et ne renvoie à aucun objet technique précis. Il a une histoire — scientifique d’abord, puis marketing — et recouvre en fait aujourd’hui un vocabulaire bien plus touffu servant à désigner un certain genre d’algorithmes : réseaux de neurones, apprentissage machine (supervisé ou pas), apprentissage profond, apprentissage par renforcement, etc.
L’expression « intelligence artificielle » focalise notre attention sur certaines questions particulières : En quoi l’intelligence humaine est-elle différente de celle de la machine ? Que serait le « propre de l’homme » que la machine ne pourrait pas remplacer ? L’intelligence artificielle va-t-elle remplacer nos emplois ? Les artistes qui ont recours à l’IA sont-ils des imposteurs (sous-entendu : parce qu’ils ne recourent pas à leurs propres ressources humaines uniquement) ? Etc. De nombreux commentaires s’emploient ainsi à insister sur la différence de nature entre l’être humain et la machine. Ainsi met-on en évidence soit l’impossibilité de remplacer l’être humain par la machine, soit les risques pour l’être humain d’être dépassé par la machine. Cette perspective d’une obsolescence de l’humanité est mise en scène notamment par les entreprises propriétaires de logiciels d’intelligence artificielle. Brandissant en effet des scénarios proches des récits de science-fiction, voire de mythes, elles revisitent un imaginaire de fin du monde : le risque d’un retournement de la créature (une « super-intelligence ») sur son créateur qui serait incapable de la contrôler, la prédiction de la fin de l’ère humaine (certains se risquant même à préciser l’année où celle-ci aura lieu)2. Ces idées focalisent notre attention sur la distinction entre l’être humain et la machine, ainsi que sur les potentiels risques encourus. Notre réflexion tend dès lors à se porter exclusivement sur ces questions au détriment de bien d’autres.
Avant de porter notre attention sur d’autres questions dans les chapitres suivants, peut-être un bon point de départ est-il d’observer les discours ambiants sur l’IA de l’intérieur, par une plongée attentive dans cet imaginaire collectif où ils vont puiser. Le mythe, la fiction peuvent ici enrichir les idées présentées par les discours : les récits s’adressent à nous d’une autre manière qu’un discours qui nous expose des idées. Ils parlent à notre existence plutôt qu’à notre connaissance. Ils provoquent des émotions, ont la capacité de résonner avec nos expériences et nos histoires singulières et peut-être avec des éléments profondément partagés de ce que c’est que d’exister pour un être humain.
Cette perspective permet d’aborder de nouvelles questions :
Pourquoi l’imaginaire de ces récits de fin du monde (ou du moins de l’humanité) ont un tel succès aujourd’hui ?
Qu’est-ce qu’ils éveillent en nous ?
Pourquoi aimons-nous (ou n’aimons-nous pas) ces histoires ?
Qu’est-ce qui fait qu’on se sent menacés en particulier par des machines qui visent à nous remplacer dans ces récits ?
Et finalement, qu’est-ce que nous pouvons apprendre de nous-mêmes et de notre époque à partir de ces observations ?
Pour ce faire, nous repartons de l’imaginaire, nous prenons le temps de nous y attarder, de ne pas le quitter trop vite3.
Genèse du transhumanisme : le choix d’un mythe
Pour mieux saisir d’où viennent ces discours sur l’IA, de quelles histoires elles sont les fruits, nous allons donc voir dans quels imaginaires ils vont puiser et de quoi sont faits ces imaginaires. Des histoires de création de créatures artificielles existent depuis bien longtemps, bien avant de voir apparaître des robots, des androïdes ou des grands modèles de langage.
Ainsi, le mythe du Golem4 apparaît dans les Psaumes dans des versets qui présentent la création comme le fait de Dieu. Ce mythe est saisissant car il mobilise déjà des caractéristiques similaires aux discours actuels sur l’IA, notamment dans les discours transhumanistes.
Le Golem est une créature d’argile qui prend vie à partir des lettres dessinées sur son front ou en introduisant un parchemin dans sa bouche5 qui reproduisent le nom de Dieu (dans le judaïsme, la combinaison des lettres hébraïques est à l’origine de la création du monde, le monde entier est fait par les lettres). Ce sont en général des rabbins et des savants qui connaissent les rituels et les protocoles qui permettent de créer des golems. La création est un acte de vénération de Dieu, c’est un geste de prière. Réitérer l’acte de création permet de se rapprocher de Dieu, c’est expérimenter le mystère de la création divine. C’est aussi un acte de magie de donner vie à une créature surnaturelle. Créer un golem demande une pureté d’âme, une pratique mystique qui n’est pas accessible au commun des mortels. Les rabbins et les savants s’essayent à créer une créature la plus parfaite possible (à l’image de Dieu qui crée l’homme). Le Golem est dès lors un être perfectible, jamais inachevé, toujours en perfectionnement.
Mais le Golem est un être ambivalent. En tant que créature, il n’est pas doué de raison, ni de conscience, il n’est ni tout à fait vivant ni tout à fait mort. Il n’a pas le même statut que l’homme. C’est un être dont on fait ce qu’on veut. On peut le détruire, le jeter voire le tuer de la même manière qu’on jette une machine. L’analogie avec la création d’une machine s’accentue au cours de l’histoire. « À partir du XV^e^ siècle, le Golem devient […] un serviteur, un « aide-technique », qui libère son créateur des travaux serviles jusqu’à pouvoir échapper à tout contrôle6. »
La différence de statut entre l’homme et le Golem est rejouée à la Renaissance. Alors que les indiens acquièrent le statut de l’homme et les droits qui y sont associés, la question de savoir si le Golem a une âme est posée. Ces créatures peuvent-elles être aussi dotées d’une âme ?
Avec le siècle des Lumières, l’homme s’émancipe de la toute-puissance de son créateur. Ce n’est plus Dieu qui fixe le destin de l’homme, il exerce son libre-arbitre et sa volonté. Une nouvelle question se pose alors avec plus d’intensité : Quel est le rapport de la créature à son créateur ? Celui-ci en est-il responsable ? Le mythe pourrait bien également mettre en scène l’hubris, la déraison et les excès de l’homme dans ses tentatives d’emprise absolue sur la nature. Selon Charles Mopsik (1956-2003), spécialiste de la Kabbale et de la mystique juive, « le Golem, et c’est là son principal danger, ne fait que refléter et exacerber la dimension mécanique, déterminée de l’être humain, qui se perçoit comme un être pensant, libre, oubliant à quel point il est en réalité lui-même un être limité et conditionné7. » « Ce n’est pas tant le Golem qui est créé à l’image de l’homme que l’homme qui se révèle être un golem. »
Au XIX^e^ siècle, apparaît la version du mythe la plus connue aujourd’hui, celle de la création d’un golem par le Maharal de Prague (un personnage légendaire inspiré d’un rabbin ayant réellement existé au XVI^e^ siècle). Comme une machine, ce golem l’assiste dans des travaux pénibles, mais il protège également la communauté juive de la ville. Il la défend contre les fausses accusations dont elle est victime et des violences (réelles) qu’elle subit. Dans la plupart des versions de la légende du Maharal de Prague, le Golem est un être colossal et surnaturel. Un jour où le Maharal avait oublié de le désactiver, alors que celui-ci est en maîtrise de sa créature, le Golem lui échappe et commence à tout dévaster8.
Le Golem connaîtra d’innombrables descendants — ou du moins des parents imaginaires plus ou moins proches — qui rompent avec la tradition juive. Il entre en résonance notamment avec le roman de Frankenstein écrit par Mary Shelley au XIX^e^ siècle. Le roman reprend la trame du mythe avec la création d’une créature (à partir de morceaux de cadavres) qui se retourne contre son créateur, Victor Frankenstein. Comme le Golem, la créature de Frankenstein n’est ni morte ni vivante. Par contre, la question de la transgression d’un interdit (la créature est créée de nuit avec des cadavres) et de l’incapacité du créateur à endosser la responsabilité de son acte n’apparaissent pas dans le mythe du Golem. La magie est licite dans le judaïsme tant qu’elle est pratiquée pour accomplir l’œuvre de Dieu9, il n’est pas question de transgression dans le mythe. Ainsi, contrairement à sa fonction dans l’imaginaire juif, la reprise du mythe dans l’univers chrétien signifie un acte de défi lancé à Dieu10, c’est un acte sacrilège. À cet égard, le récit de Mary Shelley se rapproche davantage du mythe de Prométhée (c’est d’ailleurs le sous-titre du récit, Le Prométhée moderne). Alors que les dieux de la Grèce Antique ont créé un homme vulnérable, Prométhée transgresse les lois des dieux de l’Olympe et dérobe le feu aux dieux. En ce sens, il est un sauveur pour la communauté des hommes. Il s’agit bien d’un Prométhée moderne dans l’histoire de Mary Shelley. Victor Frankenstein se désintéresse des pratiques mystiques telles que l’alchimie sur les conseils de ses professeurs à l’université. Il se consacre à la science et c’est celle-ci qui lui permet de parvenir à créer une créature.
Parmi les innombrables résonances de l’histoire du Golem avec d’autres récits, nous pouvons citer également les super-héros qui apparaissent dans les bandes-dessinées du début du XX^e^ siècle aux États-Unis tels que Batman et Superman11. Ces histoires de super-héros empruntent au mythe certains traits du Golem. Ils ont des pouvoirs surnaturels ou hors-normes, défendent une communauté et sont mus par un idéal de justice. Les auteurs, des immigrés d’origine juive, emportent dans leur migration le mythe du Golem.
À l’instar des hypothétiques super-intelligences artificielles, les variantes du mythe mettent en récit des apparitions de créatures sans recourir à la procréation, en outrepassant les déterminations biologiques des êtres humains. Comme les IA, le Golem arbore un double visage, tantôt une figure de l’espoir (Golem sauveur, protecteur et promesses de nouvelles prouesses médicales pour l’IA), tantôt un monstre12, tantôt un idiot (le Golem n’est pas capable de parole et l’IA est, après tout, une « bête » machine), tantôt un être surpuissant. Tous ces récits font ainsi écho à l’apparition d’une « entité surpuissante, artificiellement créée par l’homme pour faciliter son existence et assurer sa protection, mais capable parfois d’échapper à son contrôle, voire de se retourner contre lui13 ».
La mise en perspective historique du mythe du Golem entre en résonance avec les discours actuels autour de la créature de l’intelligence artificielle : Quel est le statut de l’intelligence artificielle ? Peut-elle acquérir le même statut que celui de l’être humain ? A-t-elle une conscience d’elle-même ? Une « âme » ? Quel est le rapport du créateur à sa créature ? En est-il responsable ? Elle met aussi en exergue l’ambivalence du Golem, sauveur et protecteur de l’homme, mais aux pouvoirs dévastateurs dont les transhumanistes ne cessent de nous mettre en garde. L’intelligence artificielle va-t-elle se retourner contre son créateur ? Est-elle capable de le dépasser ?
La cybernétique ou le traitement identique de l’humain et de la machine
Les sciences et les techniques ne sont pas hermétiques à ces imaginaires collectifs ; au contraire, ils se nourrissent réciproquement. Cette proximité est particulièrement visible avec la cybernétique. L’expression « intelligence artificielle » apparaît avec la cybernétique dans les années 1950 (voir le wiki). Cette science interdisciplinaire étudie la communication et la circulation de l’information dans les systèmes naturels comme dans les systèmes artificiels. Les uns comme les autres réagissent aux informations qui leur parviennent de l’environnement et sont capables de s’adapter en fonction des informations qu’elles ont traité antérieurement.
Cette nouvelle science est placée sous le signe du Golem par Norbert Wiener lui-même, un de ses pionniers, dans son ouvrage God & Golem, inc14. Ce qui deviendra plus tard l’ordinateur (en particulier les logiciels) est pour Wiener « l’homologue moderne du Golem du rabbin de Prague »15 : alors que le Golem est animé par des lettres hébraïques, l’ordinateur l’est par un système de 0 et de 1 ; alors que le Golem est fait d’argile, les puces électroniques sont faites de silicium.
L’analogie de l’homme et de la machine permet aux cybernéticiens de modéliser l’apprentissage. Celui-ci consiste pour l’homme comme pour la machine à s’adapter à partir des signaux (des « informations ») qui leur parviennent de leurs environnements respectifs. La plasticité de la machine (comme du cerveau humain) lui permet d’évoluer à partir des réponses qu’elle apporte aux signaux antérieurs. Cette analogie n’est pas seulement théorique. Les cybernéticiens vont essayer de créer des machines capables de pouvoir le faire effectivement. Ce sont les prémices des algorithmes dits « d’apprentissage machine ». Contrairement aux machines mécaniques dont le fonctionnement est uniquement déterminé par son créateur, ceux-ci sont capables de s’adapter à partir des perceptions qu’il reçoivent de leur environnement.
Pour les cybernéticiens, les ordinateurs fournissent une image opérante de ce qu’est l’être humain : même si celui-ci n’est pas « qu’un robot », ce que les cybernéticiens ne manquent pas de souligner, il est comme l’ordinateur un être d’information.
Le Golem ordinateur n’est plus l’œuvre mystique d’un rabbin au cœur pur, c’est la figure du scientifique qui s’impose. Les scientifiques et les ingénieurs connaissent les protocoles pour faire passer le Golem à l’existence. Celui-ci bénéficie dès lors de l’autorité de la science.
Un contexte idéologique
Il est aussi intéressant de noter que cette nouvelle version du mythe du Golem naît dans l*‘après seconde guerre mondiale*. La confiance dans l’espèce humaine est ébranlée, la faillite de l’humanité est éclatante, les dangers de la science sont apparus de manière évidente. C’est la représentation de l’homme comme un être responsable, qui exerce son libre arbitre qui est ébranlée. Il ne suffit plus d’invoquer un golem pour protéger l’humanité contre les dérives sanguinaires de ses dirigeants (comme le Golem de Prague qui protégeait les Juifs contre les violences et les accusations dont ils étaient victimes), il s’agira désormais de remodeler l’être humain16 en un golem qui sera plus fiable que lui.
Alors que l’homme du XIX^e^ siècle défie Dieu, l’homme du XXI^e^ siècle a le sentiment de ne pas être à la hauteur par rapport aux machines qu’il conçoit. Il est dépassé par la puissance et la qualité des productions des machines, ainsi que par la vitesse à laquelle les technologies se renouvellent. Les technologies ne nous simplifient plus la vie, mais nous dépossèdent de nos savoir-faire (pensons aux grands modèles de langage et à notre capacité à écrire). Dans ce contexte, l’homme inachevé est en recherche perpétuelle de perfectionnement, d’amélioration pour atteindre son plein potentiel.
Ce long parcours par les variantes du mythe du Golem met en évidence la parenté entre ce mythe et notre imaginaire collectif actuel qui s’incarne dans d’innombrables discours (récit, littérature, films, discours techniques et scientifiques, voire politiques17). Les histoires que nous nous racontons sur les machines et nos affects sont aussi pris dans ces imaginaires mythologiques. Si le prisme du Golem nous permet d’observer une manière de raconter le monde et ce qui se passe aujourd’hui avec l’IA, c’est que ce mythe véhicule des idées, des valeurs et des croyances, qui peuvent servir différents objectifs, intérêts et horizons : maintenir un ordre social, poser le problème de notre rapport à la machine, renforcer une idéologie dominante, la critiquer, servir Dieu, défier Dieu, etc.
Le mythe du Golem n’épuise pas la dimension mythique des récits du transhumanisme actuel. Nous pourrions nous intéresser à d’autres mythes. Pygmalion18 permet d’observer le thème de la machine qui prend les traits d’une femme fatale19. Le rêve d’Icare quant à lui met en scène l’hubris de l’homme grisé par ce que la technique lui permet de réaliser.
Au contraire du mythe du Golem où l’homme est face à une machine extérieure à lui, les transhumanistes imaginent également des hybridations entre l’homme et la machine. Il est alors davantage question de l’homme augmenté et du cyborg. Mais ce qui compte ici, c’est de mieux saisir d’où viennent les discours des personnes qui vantent les mérites de l’intelligence artificielle, de quelle mythologie ils s’inspirent (quelle qu’elle soit), et surtout, ce que cela nous fait d’être exposées à ces discours.
Atelier 1 : Sonder nos imaginaires sur l’IA
Enjeux
Afin d’observer nos imaginaires concernant les machines, en particulier des robots, androïdes et autres cyborgs, nous nous concentrons dans ce premier chapitre sur des productions culturelles populaires qui les mettent en scène. Nous essayons de mettre en évidence les tensions imaginaires qui structurent ces récits et dans lesquelles nous sommes pris. Qu’est-ce que ces récits nous font ? Comment est-ce qu’ils nous affectent ?
Ce passage par la fiction permet de faire un pas de côté vis-à-vis des discours ambiants sur l’intelligence artificielle. Il s’agit d’aller au-delà des idées, du message de leurs auteurs et de ce qu’ils suscitent, de sortir du registre de la connaissance. Si ces récits résonnent avec nos existences aujourd’hui, c’est qu’ils évoquent quelque chose qui nous travaille, qui nous fait réagir, qui nous affecte. Nous cherchons dans cet atelier à mettre collectivement des mots sur ce que ces récits nous renvoient de nous-mêmes et de la société dans laquelle ils s’inscrivent.
Présentation de l’atelier et consignes
Premier temps : Visionner un film ou un court-métrage
Quelques propositions de films et court-métrages qui mettent en scène des « intelligences artificielles » (robots, androïdes, logiciels…) :
- Blade Runner
- Matrix
- A.I. Intelligence artificielle
- Ex machina
- Her
- 2001, L’odyssée de l’espace
- Wall-E
- Terminator
- Black Mirror
- Zima Blue
- L’apprenti sorcier
- Frankenstein (il existe beaucoup d’adaptations)
- Sayônara
Deuxième temps : Discussion collective
À partir de ce que les participantes ont vu, des questions permettent d’engager une discussion collective :
- Aimons-nous ce récit ? Quels moments, scènes avons-nous particulièrement aimé ?
- Au contraire, quels moments du récit nous ont déplu ?
- Quels sentiments le récit éveille-t-il en nous (peur, dégoût, fascination, vertige…) ?
- Ces sentiments sont-ils partagés au sein du groupe ?
- Qu’est-ce que nous n’avons pas compris ?
Plus les mots qui qualifient les sentiments (éventuellement contrastés à différents moments de l’histoire) sont précis pour chacune, plus des différences peuvent apparaître. Est-ce que ce qui horrifie l’une ravit l’autre ? Discuter de nos sentiments permet d’observer comment ces récits entrent en écho avec nos existences singulières. Ce sont les différences entre eux qui viennent enrichir l’image de ce que le film produit dans notre imaginaire collectif. Cette première étape est essentielle, c’est elle qui permet d’essayer de mettre en discussion ce que nous ressentons depuis nos expériences propres.
Les participants pourront ensuite s’interroger sur l’histoire en elle-même :
- Qui est le créature ? Apparaît-il dans le récit ?
- Qu’est-ce qui est créé ?
- Dans quel contexte la créature apparaît-elle ?
- Quelle(s) tension(s) le créateur cherche-t-il à résoudre au moment de sa création ?
- Quelle(s) tension(s) l’usagère de l’IA cherche à résoudre ?
- Y parvient-elle ?
- Quelle(s) nouvelles tensions apparaissent après la création (pour la créatrice, avec l’usager) ? Avec quels effets sur les personnages ?
- Quelle relation le créateur entretient-il avec sa créature ?
- Comment la création est-elle mise en scène ?
- Quelles relations la créature entretient-elle avec d’autres êtres humains que son créateur ? Avec d’autres machines ?
- Y a-t-il des ressemblances avec d’autres récits de fiction que nous connaissons ? Lesquels ? Quels différences voyons-nous entre les choix des autrices ?
Pour répondre à ces questions collectivement, il est toujours intéressant de revenir au film pour percevoir ensemble ce qui permet à quelqu’un de dire ce qu’il dit. Lors du visionnage d’un film, nous ne sommes pas attentives aux mêmes éléments, de sorte que l’interprétation que nous construisons est différente. Revenir au film permet d’observer les raisons qui ont conduit à cette interprétation de l’œuvre.
Variations possibles
- Afin d’interroger nos sentiments par rapport à une histoire, les participantes peuvent également visionner le début d’un film dont elles ne connaissent pas la fin. Le visionnage s’arrête avant la fin et les participants s’interrogent sur la fin qu’ils souhaiteraient voir, celle qui leur ferait plaisir. Est-elle partagée au sein du sous-groupe ? Fait-elle débat ? Quels sont les éléments du début du film qui permettent aux participantes de l’imaginer ? Elles pourront se demander de la même manière quelle fin elles ne souhaiteraient surtout pas voir.
- Il est possible de discuter à partir d’un film que les participants connaissent déjà. Ils font alors appel à leur mémoire pour en discuter collectivement.
Debriefing
- Les participantes reviennent aux discours sur l’intelligence artificielle (par exemple, les prises de parole de transhumanistes). De la même manière que pour les films, elles s’interrogent sur les sentiments qu’ils suscitent : Aiment-elles ces discours ? Ou contraire, ceux-ci leur déplaisent-ils ? Quels sentiments ces discours éveillent-t-ils en elles (peur, dégoût, fascination, vertige…) ? Sont-ils partagés au sein du groupe ? Qu’est-ce qui est incompréhensible dans ces discours ?
Comme pour les films, il s’agit de demeurer un moment sur cette question des affects. Ceux-ci peuvent être puissants, les participants gagnent à en faire l’objet d’une discussion collective afin d’observer ce qui se passe pour chacun d’eux. - À partir de l’analyse du film et des discours transhumanistes, il est peut-être possible de comprendre un peu mieux ce qui nous arrive aujourd’hui avec l’émergence de l’intelligence artificielle. Qu’est-ce que ces récits peuvent nous apprendre de nous-mêmes ?
Les participantes y répondront d’abord pour elles-mêmes, à partir de leurs expériences singulières au sein du groupe qui se réunit. Elles peuvent ensuite essayer de se poser la question de manière plus générale. Qu’est-ce que ces récits peuvent nous apprendre de notre époque ? Pourquoi ont-ils un tel succès aujourd’hui ? Avons-nous des hypothèses ?
Footnotes
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Au XXIIe siècle, alors que des robots androïdes répondent aux besoins des êtres humains, des parents adoptent un « enfant artificiel » dans le cadre d’une expérimentation d’ingénieur en intelligence artificielle : est-il possible de créer des robots capables d’aimer ? Leur fils biologique est plongé dans un coma artificiel au moment de l’adoption. Les parents ne savent pas s’il pourra s’en sortir un jour. Après la convalescence (inespérée) du fils biologique, des conflits éclatent entre les deux « frères ». La mère s’exprime ainsi à son fils artificiel peu de temps avant de s’en séparer. ↩
-
Par exemple Sam Altman, patron d’OpenAI, en mai 2023, qui co-signe une lettre parlant de la possibilité de l’extinction humaine causée par l’IA. ↩
-
Voir François Flahaut, La pensée des contes, Éd. Economica (2001). Disponible en pdf en ligne sur le site de l’auteur. ↩
-
Voir Golem, Avatars d’une légende d’argile, Catalogue de l’exposition publié par le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme de Paris en 2017. ↩
-
Un épisode des Simpson met en scène ce personnage et une des manières dont il prend vie. Voir l’émission BiTS sur ARTE, disponible sur Youtube, Le Golem : une créature entre la religion et Terminator ↩
-
Ibid, p. 115 ↩
-
Voir Golem, Avatars d’une légende d’argile, Catalogue de l’exposition publié par le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme de Paris en 2017, p.24 ↩
-
Émission BiTS sur ARTE, disponible sur Youtube, Le Golem : une créature entre la religion et Terminator. ↩
-
Le judaïsme considère que chacun a besoin de magie, de ce « petit plus » surnaturel dans nos existences humaines, mais seules certaines personnes peuvent la pratiquer. Voir l’émission « Frankenstein ! Bienvenue dans le monde des créatures artificielles » (Épisode 3/5 : Le Golem) diffusée sur France Culture en 2016. ↩
-
Émission BiTS sur ARTE, disponible sur Youtube, Le Golem : une créature entre la religion et Terminator. ↩
-
Ibid. ↩
-
Nicolas Nova reprend également l’image du monstre pour qualifier l’IA dans son livre Persistance du merveilleux, Éd. Premier Parrallèle (2025). ↩
-
Golem, Avatars d’une légende d’argile, Catalogue de l’exposition publié par le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme de Paris en 2017, p.23 ↩
-
Voir Golem, Avatars d’une légende d’argile, Catalogue de l’exposition publié par le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme de Paris en 2017, p.114 ↩
-
Ibid, p.114 ↩
-
Ibid, p.117 ↩
-
Pour des exemples, voir Golem, Avatars d’une légende d’argile, Catalogue de l’exposition publié par le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme de Paris en 2017, pp.22-23. ↩
-
Mythe de la Grèce antique où un homme, Pygmalion, tombe amoureux d’une statue. Celle-ci finit par prendre vie et à s’unir à lui. ↩
-
Dans la plupart des versions du Golem, les créatures sont de sexe indéterminé. Alors que la statue de Pygmalion a un corps parfait et idéal, celui du Golem est inachevé et il n’est pas l’objet de désir. Il existe néanmoins des versions du mythe où un golem de sexe féminin au physique parfait est créé. Pour en savoir plus, voir Golem, Avatars d’une légende d’argile, Catalogue de l’exposition publié par le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme de Paris en 2017, p.25. ↩