Contexte du chapitre

Pourquoi devrions-nous nous intéresser au fonctionnement des logiciels d’intelligence artificielle ? Ne suffit-il pas d’apprendre à les utiliser ? Qu’aurions-nous à gagner en prenant le temps de savoir mettre des mots sur ce qui se passe dans nos machines ? D’entrer dans leur monde ?

La culture technique

D’après le philosophe Gilbert Simondon, notre déficit de culture technique, c’est-à-dire le fait de ne pas nous intéresser aux machines, de ne pas en faire un objet de réflexion (que ce soit en famille, à l’école, au sein d’une équipe de travail, dans notre vie affective, etc.), mène à deux types de relations aux objets techniques qui sont toutes les deux aliénantes. D’une part, nous sommes amenés à traiter les machines en esclaves. Nous nous concentrons alors sur l’usage de l’objet technique et nous ignorons délibérément son fonctionnement, son histoire, ses contraintes… et donc là où il nous entraîne. Notre ignorance nous pousse en effet à devenir les esclaves de nos esclaves, les esclaves de nos machines. Dépendance dont on se rend parfaitement compte lorsque la machine ne fonctionne plus. D’autre part et en même temps, une sacralisation des machines est à l’œuvre. Nous les mettons sur un piédestal et plaçons une confiance aveugle en elles, aveugles aux contraintes techniques et à la réalité physique. Nous pensons qu’il suffit d’y investir temps et argent pour qu’à la fin nous soyons récompensés par et grâce au « progrès technique ».

Il est important de considérer que les objets techniques ont un mode d’existence propre, différent de celui des êtres vivants. Ils ont leurs propres contraintes, leurs propres temporalités, un développement historique qui se distinguent de la réalité humaine. Les contraintes internes des objets techniques définissent non seulement les capacités de l’objet en lui-même, mais également la manière dont celui-ci va interagir avec son milieu1 (humain ou non). Le fonctionnement de l’objet technique permet de mettre en évidence ces contraintes internes. Par exemple, un moteur thermique fonctionne par la succession d’explosions contrôlées provoquant une expansion de gaz et actionnant grâce à cela un mouvement de piston. Son fonctionnement spécifique impose donc des contraintes elles aussi spécifiques. Il faut maîtriser :

  • les explosions du gaz en expansion et donc connaître la thermodynamique sous-jacente,
  • la durée et le rythme des explosions successives,
  • la résistance des matériaux pour faire face à la violence des explosions,

Or il existe des tensions entre ces différents éléments. En effet, a) augmenter la puissance des explosions demande une plus grande maîtrise des matériaux, b) augmenter la fréquence des explosions demande une plus grande maîtrise des explosions, c) augmenter la résistance des matériaux, en les épaississant, demande plus de puissance pour mettre le tout en mouvement. Pour un moteur, ces tensions sont à la source de la création de plusieurs architectures de pistons. En fonction du contexte, du besoin (technique, économique,…) de nombreuses possibilités techniques ont été inventées, du simple monocylindre, facile à mettre en place, à produire et à réparer, à une disposition complexe en étoile pour les avions ou encore aux classiques dispositions en V.

Ce sont les choix effectués pour gérer ces tensions objectives qui sont au cœur du développement dynamique de la technique en question. Ce n’est donc pas, comme on pourrait le croire de prime abord, l’idée d’une inventrice qui se matérialise dans la matière, mais bien plutôt un compromis entre la réalité physique, mathématique et la volonté d’un ou plusieurs techniciens évoluant dans un contexte social particulier. C’est de ce compromis qu’émerge une culture technique. La culture technique n’est donc pas simplement une connaissance de l’objet technique ou des sciences, c’est une pratique dans un contexte social et historique situé, un regard sur notre réalité par le prisme de l’objet technique. Avoir une culture technique, c’est être capable de construire une relation réciproque avec les objets techniques, c’est-à-dire de tenir compte des réalités humaines et techniques et d’en construire une synthèse. L’on se donne alors la possibilité de comprendre ensemble deux choses : 1) ce qui est mobilisé socialement dans la conception des machines, 2) les contraintes internes à la machine. En d’autres termes, on voit de quel compromis est issue la machine, quelle synthèse elle incarne. C’est également cette capacité qui permet d’imaginer des transformations de la machine qui soient possibles compte tenus des réalités humaines et techniques avec lesquelles la machine est forcée de composer.

La culture technique spécifique à l’IA

Afin de remédier au manque de culture technique relative aux objets qui nous concernent ici, penchons-nous sur le fonctionnement interne d’un logiciel d’intelligence artificielle. Pour comprendre leur fonctionnement interne, il faut d’abord désigner d’un point de vue technique quel logiciel nous voulons étudier (grands modèles de langage, reconnaissance faciale, chemin le plus rapide avec GPS, etc). Nous allons nous concentrer dans un premier temps sur les grands modèles de langage (Large Language Models ou LLM) qui permettent, entre autres, une discussion comme agents conversationnels à l’instar de ChatGPT. Ces programmes informatiques ont pour but de produire la suite probable d’un texte, ce qui leur permet de répondre à une question qui leur est posée. Le fonctionnement repose sur l’établissement d’un modèle dit « statistique », c’est-à-dire qu’à partir de textes qui ont été collectés en très grande quantité, une relation statistique va être établie entre les mots qui se suivent dans ces textes. Sont ainsi repérés les mots qui ont le plus de chance de suivre. Par exemple, il est très probable qu’un verbe suive un sujet ou encore que, dans un texte parlant d’un personnage situé dans un verger et devant manger, le personnage mange un fruit du verger. Pour établir ces relations statistiques, les objets mathématiques utilisés sont des réseaux de neurones profonds (dans le cas des grands modèles de langage). Ce sont ceux qui donnent actuellement le résultat le plus rapide et le meilleur. La rapidité et la qualité des résultats sont justement deux contraintes majeures dans l’établissement du modèle, et ce n’est que depuis 2017 qu’une astuce technique, mathématique, a permis de concilier les deux (en tout cas suffisamment pour être acceptable à l’usage). Nous pouvons déduire de ce fonctionnement quelques contraintes internes aux grands modèles de langage :

  • Une grande quantité de textes de qualité pour établir un modèle qui puisse mettre en évidence les relations statistiques qui se trouvent majoritairement dans notre langage afin d’avoir une réponse adéquate,
  • Un algorithme statistique qui permet de faire la synthèse de la multiplicité des relations,
  • Un algorithme statistique qui permet à partir du modèle (de la synthèse) de produire facilement et rapidement la réponse,

Toutes ces contraintes entrent en tension les unes avec les autres. Et, à nouveau, ce sera à la technicienne, à l’inventeur, de gérer ces tensions en opérant une série de choix en fonction de ce qui est physiquement possible et culturellement valorisé pour essayer d’arriver à un objet technique satisfaisant.

Ce chapitre vise à entrer dans le monde des machines, à s’y attarder pour connaître un peu plus ces réalités qui composent avec nous au quotidien, tout autant que nous composons avec elles.

Atelier 1 : Représenter le fonctionnement d’une IA2

Enjeux : attiser la curiosité et étoffer la relation

Que nous soyons usagères des logiciels d’intelligence artificielle ou pas, il est utile de se demander quelles relations nous entretenons avec les objets techniques et ce qui est nécessaire à leur fonctionnement. Cet atelier vise à prendre le temps de s’arrêter sur le fonctionnement des machines afin d’observer la distance que nous entretenons avec leur monde, leur fonctionnement, leurs besoins en termes de travail humain ou de ressources naturelles. Ce moment d’arrêt est nécessaire pour commencer à développer notre culture technique. A-t-on envie de plonger dans ce monde ? A-t-on des résistances à le faire ? Ce monde nous paraît-il étranger ? Familier ?

Travailler collectivement est primordial. Rappelons en effet qu’il ne s’agit pas de corriger individuellement sa connaissance des machines, mais plutôt de renforcer notre curiosité, d’augmenter notre envie d’en savoir plus, sachant que celle-ci n’existe pas forcément pour chacun au départ.

Plonger dans le monde des objets techniques permet également d’observer la complexité des relations que l’objet technique tisse avec celles (et ce) qui composent son milieu : les êtres humains qui le maintiennent ou qui le développent, les usagères, les employés des sociétés commerciales, celles qui les fabriquent et qui travaillent sur les matières premières, mais aussi les autres objets techniques avec lesquelles il interagit, le monde physique qui l’entoure, etc. Quand ces relations sont visibles, nous pouvons nous demander comment les objets techniques agissent dans notre société : « acteurs culturels » car ils transforment nos imaginaires ; « acteurs économiques » puisqu’ils transforment les marchés et les chaînes de production et le travail ; « acteurs sociaux » car ils transforment nos relations sociales, etc.

À la manière de la rencontre avec un étranger dont nous ne sommes familiers ni du langage ni des coutumes et des modes de vie, il s’agira pour entrer en relation avec l’objet technique de s’intéresser à ce qui compte pour lui. Travailler sur le fonctionnement nous permettra de préciser ce qui fait que nous sommes fascinées ou pas par la machine, d’observer comment l’existence d’une machine particulière nous affecte. Si nous sommes plus familiers avec la machine, nous serons capables de la traiter (un peu) moins comme une étrangère, nous pourrons mieux comprendre ce qui se joue entre elles et nous. Le monde des machines n’en sera pas désenchanté pour autant ; au contraire, nous pourrons observer avec plus d’acuité comment le merveilleux est à l’œuvre encore aujourd’hui dans nos machines3.

Présentation de l’atelier et consignes

Redisons-le : travailler collectivement est primordial. Le regard de chacune enrichit le regard qu’initialement chacune portait. Et chacun est une ressource pour les autres.

Les participantes à l’atelier travaillent en sous-groupes de 3 ou 4 personnes (avec des niveaux de connaissance différents). Chaque sous-groupe a du matériel de dessin (marqueurs et crayons) ainsi qu’une grande feuille de dessin (A3 ou A2).

  1. Chaque sous-groupe choisit une situation vécue par l’un d’entre eux en relation avec un logiciel d’intelligence artificielle dans un contexte précis (par exemple, écrire un prompt pour générer une image à partir du logiciel Midjourney disponible en ligne). Les participantes représentent par un dessin ou un schéma le fonctionnement de l’objet technique choisi dans ce contexte précis ainsi que son milieu technique. Chaque sous-groupe peut ainsi examiner :

    • les infrastructures et les machines nécessaires à son fonctionnement (réseau internet, borne wifi, réseau électrique, etc.),
    • la dimension matérielle de l’utilisation (ordinateur, smartphone, objets connectés, etc.),
    • les logiciels (observer différents logiciels pour effectuer une même tâche),
    • les matériaux nécessaires à la fabrication et au fonctionnement des intelligences artificielles.

    Puisqu’il s’agit entre autres d’un atelier d’observation, les participants peuvent observer le logiciel, les infrastructures physiques de la pièce (voire du bâtiment) dans laquelle ils se trouvent.

    Si les participantes ne savent pas comment le logiciel fonctionne (à un moment donné de l’atelier, ce sera le cas, y compris pour les techniciens puisque les entreprises qui détiennent ces logiciels ne dévoilent pas précisément comment ils s’y prennent), elles imaginent comment cela pourrait fonctionner.

  2. Une fois le fonctionnement de l’objet technique représenté, les participantes indiquent sur le dessin (par exemple à l’aide de pictogrammes) où se trouve le travail humain. Le travail humain peut prendre des formes multiples que les participantes peuvent détailler : création et conception de logiciels, modération des contenus générés, entretien du matériel, des logiciels et des infrastructures, marketing, etc. Quelle part du travail est visible ? Qu’est-ce qu’on ne parvient pas à se représenter ?

  3. Au moment de représenter le fonctionnement (ou à la suite), les participants consignent les questions qu’ils se posent. Ces questions viennent appuyer ce qui les rend curieux, ce qu’ils voudraient savoir qu’ils ne connaissent pas encore. Il n’est pas question à ce stade de l’atelier de chercher à y répondre, ceci viendra plus tard, au moment du debriefing.

  4. À l’issue de l’atelier, les participantes se demandent s’il reste du merveilleux dans la machine, quelque chose qui leur paraît curieux, étonnant, admirable. Ce merveilleux est indiqué sur le dessin à l’aide d’un pictogramme (par exemple des étoiles ou des licornes).

Variations possibles

  1. Ne pas être usager de l’intelligence artificielle ne constitue pas un frein à l’atelier. En effet, celui-ci vise à cultiver une familiarité avec le monde des machines. Il est possible de réaliser le même atelier avec un objet technique nécessaire au fonctionnement d’une IA (par exemple, l’usage d’un navigateur internet pour consulter un site). Les sous-groupes peuvent également se diviser le travail pour examiner différents objets techniques nécessaires au fonctionnement des logiciels d’IA. Il est ainsi possible de pousser l’atelier d’observation du matériel encore plus loin en démontant des (vieilles) machines et en allant examiner ce qui se passe à l’intérieur (les nouvelles machines de par leur miniaturisation tendent à rendre de plus en plus opaque leur fonctionnement).
  2. Il peut arriver que le déficit de connaissances du fonctionnement des machines — et de la capacité à les observer — soit tellement important qu’il soit difficile pour certains sous-groupes de se lancer. Dépasser l’inhibition que peut susciter notre ignorance des machines fait partie intégrante de l’exercice. L’imagination peut parfois être la seule piste d’exploration possible. Le travail sur une description de ce que fait l’IA à l’aide d’une métaphore est une autre manière de répondre à la question. On gagnera alors à filer la métaphore pour qu’elle produise des questions sur le fonctionnement de l’IA.
  3. Le travail de questionnement sur l’objet technique peut venir à la suite du travail d’observation et de manière individuelle.4 Il s’agit alors, à la suite de l’observation, de faire une liste de questions (par exemple 25, en tout cas un nombre important), sans chercher à y répondre directement et en se demandant ce qui nous rend curieuse et ce que nous aurions envie de savoir. Le grand nombre de questions permet d’épuiser celles qui sont évidentes et voir apparaître des questions singulières, originales.
  4. Il est possible de se concentrer sur des questions écologiques à partir de cet atelier. Le dessin peut alors être réalisé en essayant de cartographier où se situent les besoins en ressources naturelles (ressources minières, ressources en électricité, en eau, etc.). Ces besoins peuvent être directement liés au fonctionnement de l’objet technique étudié (par exemple : le métal des ordinateurs) ou des infrastructures nécessaires (les câbles électriques pour acheminer l’électricité, elle-même générée par des centrales nucléaires, à gaz, à charbon, etc.). L’atelier peut devenir vertigineux quand l’observation porte sur les besoins en matière des objets techniques nécessaires indirectement (par exemple : quelles sont les ressources nécessaires pour les machines des usines qui fabriquent des machines extrayant les minerais qui sont utilisés dans la fabrication des ordinateurs). Cette modalité de l’atelier permet de mettre en évidence la complexité des connaissances, pratiques et des moyens techniques nécessaires à l’existence des logiciels d’intelligence artificielle.
  5. Une autre manière de travailler le merveilleux dans nos machines consiste à observer certains mots utilisés dans le jargon. Si nous suivons l’hypothèse de l’anthropologue Nicolas Nova, le vocabulaire de l’informatique indique précisément que quelque chose de l’ordre du merveilleux persiste dans nos machines (avatar, cheval de Troie, virus et anti-virus, ver, bug, hallucinations, trolls…). Les participants peuvent s’attarder aux choix des mots : les connaissent-ils ? Existe-il un synonyme plus technique ? Quel mot pourrait être inventé pour mettre davantage en évidence le merveilleux de la machine tel qu’il est perçu par les participantes ?

Debriefing

  1. Il est intéressant de revenir sur les affects de départ des participantes et sur leur évolution au cours de l’atelier : quelle a été la dynamique collective au sein de chaque sous-groupe ? Y a-t-il eu des résistances de certains à entrer dans l’atelier ? Celles-ci se sont-elles transformées au cours de l’atelier ? À travers l’imaginaire des autres participantes, la curiosité est-elle apparue ? S’est-elle amplifiée ? Est-ce que les participants se sentent moins (ou plus !) écrasés face à la complexité des objets techniques étudiés (qui sont précisément des techniques de pointe) ?
  2. Les différents dessins sont exposés et les participantes les présentent en mettant en évidence ce que l’atelier leur a donné envie de connaître, ainsi que les questions qu’elles se sont posées. Quelles sont les questions qu’ils se posent ? Sont-elles originales par rapport à celles qu’elles s’étaient posées jusqu’ici ?
  3. Un temps est consacré à la recherche de réponses — ensemble avec un petit programme de recherche collectif ou individuellement en fonction des intérêts singuliers. Il ne s’agit pas de tout savoir sur les logiciels d’IA, comme si c’était une condition nécessaire à leur usage, mais plutôt d’avoir une clarté sur ce chacun des participants désire connaître au moment de l’atelier. Le wiki qui accompagne le livret donne déjà quelques contenus à consulter. Au moment du debriefing, il peut être important de rappeler que ce qui est visé, c’est 1) de comprendre les contraintes (techniques et humaines) avec lesquelles l’objet technique doit composer et 2) d’observer la complexité des relations qui tissent son milieu. Le merveilleux de la machine ne devrait pas disparaître à l’issue de l’atelier, mais il se sera peut-être un peu transformé avec la culture technique (la connaissance, mais aussi la capacité de mettre ensemble des mots sur le fonctionnement, de s’attarder à l’observation des machines, etc.). Il n’y a pas de « bon » chemin pour mieux connaître le monde des objets techniques, c’est aux participantes de faire ensemble leur chemin pour mieux comprendre ce qui les intéresse. Une spécialiste peut également intervenir à ce stade de l’atelier pour donner des réponses aux questions. Sa curiosité à l’égard des objets techniques peut encore nourrir celle des participants.
  4. Le temps est limité, il s’agira dès lors de faire des choix sur ce que les participantes veulent observer. Au terme de l’atelier, un temps peut être pris pour se demander collectivement ce qu’il reste à observer et ce que chacun aurait envie d’observer de plus près.

Atelier 2 — Langage et statistiques

Enjeux de l’atelier

Les statistiques sont aujourd’hui omniprésentes dans nos existences : prévisions météorologiques, études médicales sur les vaccins, GPS et gestion du trafic, algorithmes de recommandation pour le ciblage publicitaire, création d’indicateurs pour la prise de décision des États tels la « croissance », le « chômage », les « déficits budgétaires », les « sondages électoraux », les « taux de natalité », etc. Elles sont devenues indispensables à l’administration et la gestion des États modernes5, les décisions étant prises sur la base des statistiques disponibles.

Les fonctionnements des logiciels d’intelligence artificielle reposent eux aussi sur des calculs statistiques de grande ampleur. La puissance de ces techniques mathématiques utilisées aujourd’hui massivement ne doit pas nous faire oublier que nous avons toutes une certaine familiarité avec ce que manipulent les statistiques : l’aléatoire et le hasard. Quand nous jouons au dé, par exemple au poker, nous avons bien une petite idée des risques que nous prenons en faisant une enchère. Quand nous observons le ciel, même si nous ne sommes pas certains de la météo des prochaines heures, nous connaissons les tendances possibles. Tout n’est pas possible… ou du moins certaines choses sont largement improbables.

Nous nous appuyons sur cette familiarité avec l’aléatoire pour présenter une approche intuitive des Les statistiques dans le wiki qui accompagne le livret. Celle-ci permet de comprendre les bases des contraintes mathématiques avec lesquelles les grands modèles de langage doivent composer. Les problèmes inhérents à ces modèles (par exemple, « hallucinations », textes qui paraissent plats, manque de fiabilité des résultats, etc.) n’apparaissent dès lors plus comme des faiblesses d’un modèle qui vient d’être conçu, mais plutôt comme le produit de contraintes mathématiques.

Les statistiques sont des objets techniques particuliers. Si nous poursuivons l’hypothèse qui parcourt ce livret, même si nous avons une intuition de l’aléatoire, nous pourrions tout de même bien souffrir d’un déficit de culture statistique. Une fois de plus, nous ne cherchons pas ici à apprendre à utiliser les mathématiques et à réaliser des calculs statistiques, mais plutôt à les considérer comme des actrices de notre société, qui ont une histoire et qui nous emmène quelque part.

Présentation de l’atelier et consignes

Une présentation intuitive des statistiques peut être introduite comme préalable à l’atelier (voir le wiki qui accompagne le livret).

  1. Les joueuses s’installent par table de 3 idéalement (pour jouer avec des dés à 6 faces). Un dé de 6 faces se trouve sur chaque table. Le début d’un texte est exposé au regard de chacune. Ce texte est suffisamment long pour donner quelques éléments de contexte6. Le principe du jeu consiste à générer la suite du texte à partir d’un lancer de dé.
  2. Avant de commencer la partie, les numéros du dé sont attribués (par exemple : 1 et 2 pour la première joueuse, 3 et 4 pour la deuxième, 5 et 6 pour le troisième). Les joueurs s’organisent également pour les lancers de dé et l’écriture du texte généré qui est consigné au fur et à mesure du jeu par l’une d’eux sur une feuille de papier.
  3. Chaque joueuse pense à un mot qu’elle ne révèle pas aux autres ; celui-ci doit avoir du sens par rapport au texte qui précède. Le texte généré doit donc être crédible. Le dé est lancé et le joueur qui est désigné par le dé révèle son mot et celui-ci est noté (les autres joueuses peuvent révéler leur mot également). Les joueurs réfléchissent au mot suivant qui pourrait suivre et un nouveau lancer de dé a lieu, et ainsi de suite jusqu’à la fin du temps imparti (de 10 à 15 minutes en fonction du rythme du jeu). Notons que la ponctuation compte comme un mot. Afin de coller au fonctionnement des grands modèles de langage, des classes de mots peuvent être considérées comme équivalentes : « le/la/l’ », « ce/c’ », « ne/n’ », « il/elle », « ils/elles », « ton/ta »…
  4. À l’issue du jeu, l’ensemble des textes sont lus à voix haute. Les participantes s’interrogent alors si ces textes ont du sens, si elles détectent des éléments qui paraissent improbables voire impossibles.

Variations possibles

  1. Si le nombre de joueurs n’est pas un multiple de 3, il est possible d’utiliser des dés à 4 faces (4 joueuses par table) ou à 10 faces (5 joueurs par table). Le déroulement de l’atelier reste le même.
  2. Il est possible d’ajouter des contraintes au jeu : par exemple, demander à chacune des joueuses de prendre des points de vue ou des partis pris sur la situation décrite dans le texte. Les effets produits sur le texte produit seront alors observés au moment du debriefing.

Debriefing

1. Les participants reviennent sur le processus de génération de texte qui recourt à l’aléatoire. Les choix des autres joueuses les ont peut-être surpris (par exemple, le texte mentionne le château d’Aigremont et un joueur le situe en Catalogne, le nom du village ne correspondant pas à cette région du monde). Au moment du debriefing, les participantes peuvent revenir sur ces moments particuliers et s’interroger :

  • Comment réagissons-nous lorsque le texte perd son sens ?
  • Comment réagissons-nous lorsque le texte possède deux idées qui sont en tension ? Choisissons-nous une des deux idées à suivre ? Essayons-nous de faire une synthèse des deux idées ?
  • Y a-t-il des personnes qui partagent un imaginaire proche du nôtre ? Qui choisissent des mots proches (voire les mêmes que nous) ? Des personnes qui choisissent des mots dont le sens nous échappe ?
  • Que se passe-t-il quand nous ne connaissons pas (ou peu) la thématique traitée (par exemple, si le texte parle des Diables Rouges et que nous ne suivons pas les résultat de l’équipe nationale de football belge) ?

2. Des éléments de connaissance sur les moyens techniques mis en œuvre pour générer des textes avec des grands modèles de langage et les problèmes inhérents aux contraintes mathématiques7 qui s’exercent sur eux pourront être relus à la lumière de cet atelier : le manque de fiabilité et les erreurs qui apparaissent dans les textes générés dans le grand modèle de langage, les hallucinations, les textes qui paraissent plats… Est-ce que les textes générés avec l’usage des dés possèdent des caractéristiques semblables ? Lesquelles ? À quoi sont-elles dues dans le processus de jeu ?

Footnotes

  1. Voir Chapitre 2 – Se repérer par rapport à l’IA dans nos pratiques médiatiques quotidiennes pour une compréhension plus précise de la notion de « milieu ».

  2. Cet atelier est inspiré du livre Enfantillages outillés, Un atelier sur la machine, de Fanny Béguery et Adrien Malcor, Éd. L’Arachnéen (2016).

  3. Voir Nicolas Nova, Persistance du merveilleux, Éd. Premier Parallèle (2025).

  4. Voir Nicolas Nova, Exercices d’observation, Éd. Premier Parallèle, 2022 — Exercice 2 : Série de questions

  5. Voir Olivier Martin, Chiffre. Éd. anamosa (2023) Voir également Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Éd. Fayard (2015).

  6. Voici un exemple de texte qui peut servir de point de départ. Il s’agit du début d’un article paru sur le site de la RTBF qui relate un match des Diables Rouges : « On s’attendait à un début de match compliqué, mais c’est un peu dommage d’encaisser ce premier but, a révélé Kevin De Bruyne au micro de la RTBF. Mais je pense que nous avons … »

  7. Voir aussi la page du wiki consacrée aux probabilités et aux statistiques.